Le bus est qua­si-désert, ce mar­di-là à Villepinte (Seine-Saint-Denis). Seules qua­tre per­son­nes y sont instal­lées : deux ado­les­cents, un homme d’une cinquan­taine d’années et Samia*, une mère de famille presque recro­quevil­lée au fond du bus. « Déjà, être ici, c’est la honte, souf­fle-t-elle. Si on s’assoit dans ce bus, c’est qu’on va à la prison. » La ligne de bus 619 du réseau fran­cilien compte ain­si une branche un peu par­ti­c­ulière : celle qui mène à la mai­son d’arrêt de Villepinte.

 

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Esti­ma­tion du nom­bre détenus incar­cérés à la mai­son d’ar­rêt de Villepinte, selon Le Parisien alors que l’étab­lisse­ment ne compte que 588 places. 

Excep­tée la peu fréquen­tée sta­tion du « chemin du Loup », il n’y a dans ce bus aucune autre direc­tion pos­si­ble que son ter­mi­nus. Un arrêt exigu, plan­té à quelques mètres de l’entrée de la prison. Samia l’emprunte une fois par semaine, pour aller ren­dre vis­ite à son fils de 17 ans, Younes*, incar­céré depuis six mois. « C’est notre ren­dez-vous du mar­di, explique-t-elle. Je fais plus d’une heure de tra­jet pour venir de chez moi, à Aubervil­liers. Et, comme il n’y a qu’un bus par heure, il suf­fit que je le rate pour atten­dre une heure de plus… »

Tout retard à un ren­dez-vous au par­loir a une con­séquence plus directe : il entraîne de fac­to sa sup­pres­sion. Dans un rap­port pub­lié en 2009, le Con­trôleur général des lieux de pri­va­tion de lib­erté regret­tait que l’institution car­cérale « ne prenne pas en compte l’éloignement de l’étab­lisse­ment depuis la gare du RER, les aléas des trans­ports en com­mun et d’une cir­cu­la­tion routière sou­vent per­tur­bée » et appelait les pou­voirs publics à « une réflex­ion néces­saire sur l’amélioration de son accès, en par­ti­c­uli­er pour les familles ».

Comme Samia, ils sont nom­breux à pass­er des heures sur les routes ou dans les trans­ports en com­mun pour rejoin­dre l’édifice car­céral de Villepinte. Et pour cause : celui-ci se trou­ve loin des villes cen­trales de la Seine-Saint-Denis. Pour le trou­ver, il faut plutôt diriger son regard vers les extrêmes lim­ites ori­en­tales du départe­ment, à la fron­tière avec le Val‑d’Oise : c’est là que se situe la mai­son d’arrêt, unique struc­ture du genre dans le « 9–3 ».

Loin d’être pure­ment anec­do­tique, cet état de fait en dit long sur le rap­port ambigu entre les ter­ri­toires et les pris­ons. Les pou­voirs publics ont tou­jours noué des rela­tions com­plex­es avec l’objet car­céral, ain­si que le résume une for­mule util­isée en 2006 par Georges Fenech, mag­is­trat et député français (LR) : « Que la prison soit mau­vaise, sûre­ment, mais c’est un mal nécessaire. »

Une nou­velle ère de l’édification des étab­lisse­ments péni­ten­ti­aires Philippe Combessie, sociologue

Le débat pub­lic s’est longtemps cristallisé sur la ques­tion suiv­ante : où faut-il plac­er les pris­ons ? En cen­tre-ville, pour mon­tr­er la sévérité de l’Etat et dis­suad­er les éventuels délin­quants ? Aux périphéries, pour ne pas entach­er l’urbanisme et la répu­ta­tion d’un quarti­er ou d’une ville ? En 1898, les pou­voirs publics inau­gurent la prison de Fresnes (Val-de-Marne), plus grand bâti­ment car­céral de France à l’époque. L’Etat avait décidé sa con­struc­tion, dans une ban­lieue alors déshéritée de la cap­i­tale, afin de fer­mer les nom­breuses petites pris­ons de quartiers parisi­ennes à deux ans de l’Exposition uni­verselle de 1900.

A par­tir des années 1980, trois phas­es de con­struc­tions de places de prison se suc­cè­dent : le « pro­gramme 13 000 » en 1987, le « pro­gramme 4 000 » en 1998, et le « pro­gramme 13 200 » en 2002. C’est à cette péri­ode que les spé­cial­istes iden­ti­fient un tour­nant en la matière : « Ces pro­grammes mar­quent une nou­velle ère de l’édification des étab­lisse­ments péni­ten­ti­aires, écrit Philippe Combessie, soci­o­logue et pro­fesseur à l’université Paris-10, dans un arti­cle pub­lié en 2010Ils ont en com­mun d’entériner la rup­ture avec le gigan­tisme, l’implantation en cen­tre-ville des maisons d’arrêt et le mar­quage extérieur sym­bol­ique. »

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Ces poli­tiques ont pour con­séquence une mar­gin­al­i­sa­tion de la prison, aujourd’hui vis­i­ble à toutes les échelles. En région parisi­enne, les maisons d’arrêt et de déten­tion sont de plus en plus éloignés des cen­tres urbains : Fresnes, Bois‑d’Arcy (Yve­lines), Villepinte, Fleury-Mér­o­gis (Essonne)… La logique vaut aus­si pour le reste du ter­ri­toire nation­al. En 1990 a été mis en ser­vice le cen­tre de déten­tion de Joux-la-Ville (Yonne). Le petit vil­lage, situé à 38 kilo­mètres d’Auxerre, ne comp­tait alors que… 473 habitants.

En plus de l’éloigner, il con­vient aus­si de cacher la prison, autant que faire se peut. A Villepinte, la mai­son d’arrêt est érigée en con­tre­bas d’une autoroute, abritée autant qu’enfoncée dans l’échangeur qui la sur­plombe. Seul le petit lotisse­ment pavil­lon­naire des Mousseaux se tient à prox­im­ité immé­di­ate du bâti­ment car­céral. A ceci près qu’un talus haut d’une trentaine de mètres et que des murets gril­lagés ôtent aux habi­tants la vue même de la prison.

« Quand on habite ici, on ne remar­que presque pas que la prison est là, con­firme Marc, habi­tant du quarti­er depuis quinze ans. On ne la voit pas, on fait notre petite vie et, comme on est loin de tout, on se déplace essen­tielle­ment en voiture. » Aus­si l’ambiance sonore de ce quarti­er est-elle essen­tielle­ment motorisée, ryth­mée par le pas­sage des voitures, des motos et des avions qui décol­lent ou atter­ris­sent à l’aéroport de Rois­sy, situé à proximité.

La route inter­minable qui longe la prison, on n’y marche qua­si­ment pas. On y roule beau­coup, donc, on y court aus­si un peu ; mais on n’y traîne surtout pas. Les mil­liers de per­son­nes qui défi­lent sur cette route savent-ils seule­ment qu’ils lon­gent une des prin­ci­pales maisons d’arrêt de la région ? Dif­fi­cile de le savoir, tant tout est fait pour neu­tralis­er le bâtiment.

Claire­ment, porter le nom de Fleury-Mér­o­gis nous por­tait préju­dice Pas­cal Bovis, prési­dent du club de foot FC Fleury 91

Si ce n’est quelques miradors, que les nou­velles tech­nolo­gies (caméras infrarouge, haute-fréquence…) ten­dent à faire dis­paraître, il faut y prêter atten­tion pour savoir ce qu’abritent ces murs beiges. Excep­té au croise­ment précé­dent, aucun pan­neau ne sig­nale, dans la ville, la présence de la mai­son d’arrêt. Même à l’entrée du bâti­ment, on ne trou­ve rien d’autre qu’un dis­cret pan­neau sur lequel est inscrit « Min­istère de la Jus­tice ». Il faut longer l’édifice et ouvrir l’oreille pour enten­dre ses habi­tants com­mu­ni­quer, depuis leurs fenêtres de cel­lules respec­tives, à grands cris.

Au-delà de la dis­tance physique, c’est une dis­tance men­tale qui sem­ble car­ac­téris­er les rela­tions entre une ville et « sa » prison. « Tout le monde nous par­le de « la prison de Villepinte » mais, pour nous, c’est comme si elle n’était pas à Villepinte », juge Farouk, un étu­di­ant de 24 ans. De fait, les étab­lisse­ments péni­ten­ti­aires fonc­tion­nent en vas­es clos. Par nature fer­més sur l’extérieur, ils abri­tent une société avec ses rites et ses rythmes, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui se passe à l’extérieur.

Ni les détenus, ni les fonc­tion­naires péni­ten­ti­aires n’habitent d’ailleurs, pour l’essentiel, à Villepinte. Autant d’éléments qui n’empêchent pas l’imaginaire col­lec­tif d’associer, de manière pro­fonde et durable, la com­mune à sa prison… et son image. Une sim­ple recherche dans les paroles de rap de ces dernières années suf­fit à s’en convaincre.

  • Lacrim, « Pour tous mes frères qu’on incarcère/Des Baumettes à Villepinte jusqu’à Nan­terre » dans 35
  • Rohff, « Nos citées han­tées par des his­toires de dingue/Fourgon blindé, isole­ment à Villepinte » dans Vit­ry-sur-Haine
  • Sinik, « J’ai vu la juge (…) condamner/Envoyer Big­gs dans les prom­e­nades de Villepinte » dans De tout là-haut
  • Ness­beal, « T’as lais­sé tes empreintes/Un coup de surin t’envoie à Villepinte » dans Gun­shot

A Fleury-Mér­o­gis, le club de foot­ball a changé de nom, l’été dernier, un an après avoir accédé au Cham­pi­onnat de France ama­teur (CFA), le qua­trième éch­e­lon du foot­ball français. Une déci­sion motivée en par­tie par le voisi­nage devenu encom­brant avec la prison éponyme. « On avait con­stam­ment à subir les quoli­bets à l’extérieur, les remar­ques des sup­port­ers, regrette Pas­cal Bovis, le prési­dent du désor­mais nom­mé FC Fleury 91. Mais ça, encore, on avait l’habitude. Le prob­lème, c’est qu’en CFA, on s’est ren­du compte que le corps arbi­tral était éminem­ment plus sévère avec nous qu’avec nos adver­saires. Cette sai­son, avec le nou­veau nom, on reçoit deux fois moins de car­tons sans avoir rien changé à notre jeu… Claire­ment, porter le nom de Fleury-Mér­o­gis nous por­tait préjudice. »

Le préju­dice ne se ressent pas que sur les ter­rains de foot­ball. Une prison à prox­im­ité peut aus­si rebuter de poten­tiels can­di­dat à l’installation. « Quand on pro­pose aux gens un loge­ment près de la mai­son d’arrêt, c’est sou­vent l’un des pre­miers argu­ments qu’ils nous opposent, recon­naît un agent immo­bili­er de Villepinte. Beau­coup ont peur, par exem­ple, qu’en cas d’évasion, un détenu vienne bra­quer leur voiture pour s’enfuir. »

La mai­son d’arrêt, un catal­y­seur ou un destruc­teur d’activité ?

Des craintes que les pro­fes­sion­nels du secteur ten­tent, si bien que mal, de dis­siper. « En deux min­utes, c’est un sujet que l’on évac­ue, assure l’agent immo­bili­er. D’abord, on leur explique que ce n’est pas une prison mais une mai­son d’arrêt, et que les gens qui sont-là ne sont cen­sés être que des gens de pas­sage, en attente de juge­ment. » Dans les faits, la sur­pop­u­la­tion car­cérale est telle que se côtoient depuis des années, à Villepinte, prévenus et détenus condamnés.

Par sa sim­ple présence, la prison devient un com­posant majeur de la répu­ta­tion d’une ville. Sans pour autant y jouer un rôle quel­conque. Farouk, l’étudiant villepin­tois, résume le sen­ti­ment général : « On sait qu’elle est là, on nous en par­le sou­vent, mais à part ça… » A l’époque où furent négo­ciées les implan­ta­tions des pris­ons con­stru­ites, les élus locaux arguaient que l’installation d’un tel édi­fice pour­rait con­duire à la mort d’un quarti­er, voire d’une ville.

« Ce n’est absol­u­ment pas ce qui s’est passé, rétorque l’agent immo­bili­er. Aujourd’hui, le quarti­er pavil­lon­naire proche de la mai­son d’arrêt se développe comme il se doit. Et le quarti­er, dans son ensem­ble, va con­naître un boum très impor­tant dans les années à venir avec le développe­ment d’une zone com­mer­ciale, la con­struc­tion mas­sive de loge­ments… Là-dedans, la mai­son d’arrêt ne sera qu’un élé­ment autour duquel un quarti­er attrac­t­if va émerger. »

Con­viés à la mairie, ils ten­tent de s’évader

Cha­cun se garde bien, pour­tant, d’annoncer des échanges entre ces deux mon­des. Créer des passerelles entre un quarti­er ou une ville, d’une part, et une mai­son d’arrêt, d’autre part, est ain­si loin d’être évi­dent. « Il y a des tas d’autorisations à obtenir et de deman­des à for­muler, soupire, sous cou­vert d’anonymat, une fonc­tion­naire munic­i­pale de Villepinte. Et puis, tout le monde n’a pas envie d’aller à la mai­son d’arrêt… » Sans compter que les pou­voirs publics craig­nent l’incident qui nuirait, encore un peu plus, à la répu­ta­tion de leur territoire.

L’an dernier, la munic­i­pal­ité de Villepinte avait organ­isé un ate­lier d’écriture auquel par­tic­i­paient une dizaine de pris­on­niers. Au terme de plusieurs mois de tra­vail, tous les pro­tag­o­nistes étaient con­viés à la mairie pour se voir remet­tre solen­nelle­ment le recueil de texte écrit par les détenus. Plusieurs d’entre eux en avaient prof­ité pour ten­ter de s’évader. Cette année, la munic­i­pal­ité a choisi de ne pas renou­vel­er l’expérience.

Pour­tant, s’ouvrir à « sa » prison peut con­tribuer à faire vivre une com­mune. Ici et là, des syn­er­gies exis­tent bien. A Cher­bourg (Manche), la mai­son d’arrêt — con­stru­ite en 1862 — se situe en plein cen­tre-ville, à tel point que les détenus sont exposés aux regards des pas­sants et des habi­tants des immeubles voisins. De cette prox­im­ité sont nées quelques ini­tia­tives, comme le parte­nar­i­at qui existe entre la bib­lio­thèque munic­i­pale de Cher­bourg et la mai­son d’arrêt, qui se font face. Une salle de lec­ture a été amé­nagée en prison par les détenus eux-mêmes, plusieurs d’entre eux ont été for­més pour con­seiller leurs codétenus sur l’offre de lecture…

On est éton­né et ravi que quelqu’un se penche sur ce sujet Mem­bre de l’Ob­ser­va­toire inter­na­tion­al des prisons

L’an dernier, le club de foot­ball de Tav­erny (Val‑d’Oise) a accueil­li un inten­dant d’un nou­veau genre : un détenu qui entrait dans la dernière année de sa peine pour vol, purgée à la prison voi­sine d’Osny. A la faveur d’une mesure instau­rée par le gou­verne­ment en 2013, l’homme a passé vingt-qua­tre heures par semaine, pen­dant dix mois, au sein de l’association, à s’occuper de l’accueil, de la logis­tique, de l’administration… Le tout pour pré­par­er sa réin­ser­tion et sans que per­son­ne ne con­naisse son statut de détenu.

« C’était juste un jeune homme qui avait fait une con­ner­ie de jeunesse et à qui il a fal­lu don­ner une deux­ième chance, expli­quait Didi­er Bais­née, le directeur sportif du Cos­mo Tav­erny, au Parisien en févri­er dernierA aucun moment, nous n’avons eu à le regret­ter. Il nous a été d’une aide pré­cieuse. Et grâce au club, il a trou­vé une rai­son de s’intéresser au monde extérieur. »

Mal­gré les bar­rières et les freins, la voie sem­ble donc ouverte à un rap­proche­ment entre les pris­ons et les ter­ri­toires qui les accueil­lent. Le sujet est encore très peu prisé par les pou­voirs publics, les médias et les acteurs locaux. Seuls quelques chercheurs et asso­ci­a­tions s’y intéressent avec con­stance, à l’instar de l’Observatoire inter­na­tion­al des pris­ons, où l’on nous a dit être « éton­né et ravi que quelqu’un se penche sur ce sujet. » Le mes­sage de ces acteurs de ter­rain est rel­a­tive­ment sim­ple : dans un univers car­céral sur­chargé et sou­vent empli de ten­sions divers­es, ouvrir la prison à l’extérieur incar­ne une solu­tion intéres­sante et auda­cieuse. Il n’a, pour l’instant, pas franche­ment reçu d’écho.

(*) Les prénoms ont été modifiés.