Estimation du nombre détenus incarcérés à la maison d’arrêt de Villepinte, selon Le Parisien alors que l’établissement ne compte que 588 places.
Exceptée la peu fréquentée station du « chemin du Loup », il n’y a dans ce bus aucune autre direction possible que son terminus. Un arrêt exigu, planté à quelques mètres de l’entrée de la prison. Samia l’emprunte une fois par semaine, pour aller rendre visite à son fils de 17 ans, Younes*, incarcéré depuis six mois. « C’est notre rendez-vous du mardi, explique-t-elle. Je fais plus d’une heure de trajet pour venir de chez moi, à Aubervilliers. Et, comme il n’y a qu’un bus par heure, il suffit que je le rate pour attendre une heure de plus… »
Tout retard à un rendez-vous au parloir a une conséquence plus directe : il entraîne de facto sa suppression. Dans un rapport publié en 2009, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté regrettait que l’institution carcérale « ne prenne pas en compte l’éloignement de l’établissement depuis la gare du RER, les aléas des transports en commun et d’une circulation routière souvent perturbée » et appelait les pouvoirs publics à « une réflexion nécessaire sur l’amélioration de son accès, en particulier pour les familles ».
Comme Samia, ils sont nombreux à passer des heures sur les routes ou dans les transports en commun pour rejoindre l’édifice carcéral de Villepinte. Et pour cause : celui-ci se trouve loin des villes centrales de la Seine-Saint-Denis. Pour le trouver, il faut plutôt diriger son regard vers les extrêmes limites orientales du département, à la frontière avec le Val‑d’Oise : c’est là que se situe la maison d’arrêt, unique structure du genre dans le « 9–3 ».
Loin d’être purement anecdotique, cet état de fait en dit long sur le rapport ambigu entre les territoires et les prisons. Les pouvoirs publics ont toujours noué des relations complexes avec l’objet carcéral, ainsi que le résume une formule utilisée en 2006 par Georges Fenech, magistrat et député français (LR) : « Que la prison soit mauvaise, sûrement, mais c’est un mal nécessaire. »
Le débat public s’est longtemps cristallisé sur la question suivante : où faut-il placer les prisons ? En centre-ville, pour montrer la sévérité de l’Etat et dissuader les éventuels délinquants ? Aux périphéries, pour ne pas entacher l’urbanisme et la réputation d’un quartier ou d’une ville ? En 1898, les pouvoirs publics inaugurent la prison de Fresnes (Val-de-Marne), plus grand bâtiment carcéral de France à l’époque. L’Etat avait décidé sa construction, dans une banlieue alors déshéritée de la capitale, afin de fermer les nombreuses petites prisons de quartiers parisiennes à deux ans de l’Exposition universelle de 1900.
A partir des années 1980, trois phases de constructions de places de prison se succèdent : le « programme 13 000 » en 1987, le « programme 4 000 » en 1998, et le « programme 13 200 » en 2002. C’est à cette période que les spécialistes identifient un tournant en la matière : « Ces programmes marquent une nouvelle ère de l’édification des établissements pénitentiaires, écrit Philippe Combessie, sociologue et professeur à l’université Paris-10, dans un article publié en 2010. Ils ont en commun d’entériner la rupture avec le gigantisme, l’implantation en centre-ville des maisons d’arrêt et le marquage extérieur symbolique. »
Ces politiques ont pour conséquence une marginalisation de la prison, aujourd’hui visible à toutes les échelles. En région parisienne, les maisons d’arrêt et de détention sont de plus en plus éloignés des centres urbains : Fresnes, Bois‑d’Arcy (Yvelines), Villepinte, Fleury-Mérogis (Essonne)… La logique vaut aussi pour le reste du territoire national. En 1990 a été mis en service le centre de détention de Joux-la-Ville (Yonne). Le petit village, situé à 38 kilomètres d’Auxerre, ne comptait alors que… 473 habitants.
En plus de l’éloigner, il convient aussi de cacher la prison, autant que faire se peut. A Villepinte, la maison d’arrêt est érigée en contrebas d’une autoroute, abritée autant qu’enfoncée dans l’échangeur qui la surplombe. Seul le petit lotissement pavillonnaire des Mousseaux se tient à proximité immédiate du bâtiment carcéral. A ceci près qu’un talus haut d’une trentaine de mètres et que des murets grillagés ôtent aux habitants la vue même de la prison.
« Quand on habite ici, on ne remarque presque pas que la prison est là, confirme Marc, habitant du quartier depuis quinze ans. On ne la voit pas, on fait notre petite vie et, comme on est loin de tout, on se déplace essentiellement en voiture. » Aussi l’ambiance sonore de ce quartier est-elle essentiellement motorisée, rythmée par le passage des voitures, des motos et des avions qui décollent ou atterrissent à l’aéroport de Roissy, situé à proximité.
La route interminable qui longe la prison, on n’y marche quasiment pas. On y roule beaucoup, donc, on y court aussi un peu ; mais on n’y traîne surtout pas. Les milliers de personnes qui défilent sur cette route savent-ils seulement qu’ils longent une des principales maisons d’arrêt de la région ? Difficile de le savoir, tant tout est fait pour neutraliser le bâtiment.
Si ce n’est quelques miradors, que les nouvelles technologies (caméras infrarouge, haute-fréquence…) tendent à faire disparaître, il faut y prêter attention pour savoir ce qu’abritent ces murs beiges. Excepté au croisement précédent, aucun panneau ne signale, dans la ville, la présence de la maison d’arrêt. Même à l’entrée du bâtiment, on ne trouve rien d’autre qu’un discret panneau sur lequel est inscrit « Ministère de la Justice ». Il faut longer l’édifice et ouvrir l’oreille pour entendre ses habitants communiquer, depuis leurs fenêtres de cellules respectives, à grands cris.
Au-delà de la distance physique, c’est une distance mentale qui semble caractériser les relations entre une ville et « sa » prison. « Tout le monde nous parle de « la prison de Villepinte » mais, pour nous, c’est comme si elle n’était pas à Villepinte », juge Farouk, un étudiant de 24 ans. De fait, les établissements pénitentiaires fonctionnent en vases clos. Par nature fermés sur l’extérieur, ils abritent une société avec ses rites et ses rythmes, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui se passe à l’extérieur.
Ni les détenus, ni les fonctionnaires pénitentiaires n’habitent d’ailleurs, pour l’essentiel, à Villepinte. Autant d’éléments qui n’empêchent pas l’imaginaire collectif d’associer, de manière profonde et durable, la commune à sa prison… et son image. Une simple recherche dans les paroles de rap de ces dernières années suffit à s’en convaincre.
- Lacrim, « Pour tous mes frères qu’on incarcère/Des Baumettes à Villepinte jusqu’à Nanterre » dans 35
- Rohff, « Nos citées hantées par des histoires de dingue/Fourgon blindé, isolement à Villepinte » dans Vitry-sur-Haine
- Sinik, « J’ai vu la juge (…) condamner/Envoyer Biggs dans les promenades de Villepinte » dans De tout là-haut
- Nessbeal, « T’as laissé tes empreintes/Un coup de surin t’envoie à Villepinte » dans Gunshot
A Fleury-Mérogis, le club de football a changé de nom, l’été dernier, un an après avoir accédé au Championnat de France amateur (CFA), le quatrième échelon du football français. Une décision motivée en partie par le voisinage devenu encombrant avec la prison éponyme. « On avait constamment à subir les quolibets à l’extérieur, les remarques des supporters, regrette Pascal Bovis, le président du désormais nommé FC Fleury 91. Mais ça, encore, on avait l’habitude. Le problème, c’est qu’en CFA, on s’est rendu compte que le corps arbitral était éminemment plus sévère avec nous qu’avec nos adversaires. Cette saison, avec le nouveau nom, on reçoit deux fois moins de cartons sans avoir rien changé à notre jeu… Clairement, porter le nom de Fleury-Mérogis nous portait préjudice. »
Le préjudice ne se ressent pas que sur les terrains de football. Une prison à proximité peut aussi rebuter de potentiels candidat à l’installation. « Quand on propose aux gens un logement près de la maison d’arrêt, c’est souvent l’un des premiers arguments qu’ils nous opposent, reconnaît un agent immobilier de Villepinte. Beaucoup ont peur, par exemple, qu’en cas d’évasion, un détenu vienne braquer leur voiture pour s’enfuir. »
La maison d’arrêt, un catalyseur ou un destructeur d’activité ?
Des craintes que les professionnels du secteur tentent, si bien que mal, de dissiper. « En deux minutes, c’est un sujet que l’on évacue, assure l’agent immobilier. D’abord, on leur explique que ce n’est pas une prison mais une maison d’arrêt, et que les gens qui sont-là ne sont censés être que des gens de passage, en attente de jugement. » Dans les faits, la surpopulation carcérale est telle que se côtoient depuis des années, à Villepinte, prévenus et détenus condamnés.
Par sa simple présence, la prison devient un composant majeur de la réputation d’une ville. Sans pour autant y jouer un rôle quelconque. Farouk, l’étudiant villepintois, résume le sentiment général : « On sait qu’elle est là, on nous en parle souvent, mais à part ça… » A l’époque où furent négociées les implantations des prisons construites, les élus locaux arguaient que l’installation d’un tel édifice pourrait conduire à la mort d’un quartier, voire d’une ville.
« Ce n’est absolument pas ce qui s’est passé, rétorque l’agent immobilier. Aujourd’hui, le quartier pavillonnaire proche de la maison d’arrêt se développe comme il se doit. Et le quartier, dans son ensemble, va connaître un boum très important dans les années à venir avec le développement d’une zone commerciale, la construction massive de logements… Là-dedans, la maison d’arrêt ne sera qu’un élément autour duquel un quartier attractif va émerger. »
Conviés à la mairie, ils tentent de s’évader
Chacun se garde bien, pourtant, d’annoncer des échanges entre ces deux mondes. Créer des passerelles entre un quartier ou une ville, d’une part, et une maison d’arrêt, d’autre part, est ainsi loin d’être évident. « Il y a des tas d’autorisations à obtenir et de demandes à formuler, soupire, sous couvert d’anonymat, une fonctionnaire municipale de Villepinte. Et puis, tout le monde n’a pas envie d’aller à la maison d’arrêt… » Sans compter que les pouvoirs publics craignent l’incident qui nuirait, encore un peu plus, à la réputation de leur territoire.
L’an dernier, la municipalité de Villepinte avait organisé un atelier d’écriture auquel participaient une dizaine de prisonniers. Au terme de plusieurs mois de travail, tous les protagonistes étaient conviés à la mairie pour se voir remettre solennellement le recueil de texte écrit par les détenus. Plusieurs d’entre eux en avaient profité pour tenter de s’évader. Cette année, la municipalité a choisi de ne pas renouveler l’expérience.
Pourtant, s’ouvrir à « sa » prison peut contribuer à faire vivre une commune. Ici et là, des synergies existent bien. A Cherbourg (Manche), la maison d’arrêt — construite en 1862 — se situe en plein centre-ville, à tel point que les détenus sont exposés aux regards des passants et des habitants des immeubles voisins. De cette proximité sont nées quelques initiatives, comme le partenariat qui existe entre la bibliothèque municipale de Cherbourg et la maison d’arrêt, qui se font face. Une salle de lecture a été aménagée en prison par les détenus eux-mêmes, plusieurs d’entre eux ont été formés pour conseiller leurs codétenus sur l’offre de lecture…
L’an dernier, le club de football de Taverny (Val‑d’Oise) a accueilli un intendant d’un nouveau genre : un détenu qui entrait dans la dernière année de sa peine pour vol, purgée à la prison voisine d’Osny. A la faveur d’une mesure instaurée par le gouvernement en 2013, l’homme a passé vingt-quatre heures par semaine, pendant dix mois, au sein de l’association, à s’occuper de l’accueil, de la logistique, de l’administration… Le tout pour préparer sa réinsertion et sans que personne ne connaisse son statut de détenu.
« C’était juste un jeune homme qui avait fait une connerie de jeunesse et à qui il a fallu donner une deuxième chance, expliquait Didier Baisnée, le directeur sportif du Cosmo Taverny, au Parisien en février dernier. A aucun moment, nous n’avons eu à le regretter. Il nous a été d’une aide précieuse. Et grâce au club, il a trouvé une raison de s’intéresser au monde extérieur. »
Malgré les barrières et les freins, la voie semble donc ouverte à un rapprochement entre les prisons et les territoires qui les accueillent. Le sujet est encore très peu prisé par les pouvoirs publics, les médias et les acteurs locaux. Seuls quelques chercheurs et associations s’y intéressent avec constance, à l’instar de l’Observatoire international des prisons, où l’on nous a dit être « étonné et ravi que quelqu’un se penche sur ce sujet. » Le message de ces acteurs de terrain est relativement simple : dans un univers carcéral surchargé et souvent empli de tensions diverses, ouvrir la prison à l’extérieur incarne une solution intéressante et audacieuse. Il n’a, pour l’instant, pas franchement reçu d’écho.
(*) Les prénoms ont été modifiés.